Dominique Meurs, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
La cité de l’économie met à l’honneur une femme photographe dans une exposition intitulée “Janine Niépce, regard sur les femmes et le travail”. Elle regroupe des photographies prises entre les années 50 et la fin des années 80, montrant aussi bien le travail domestique que le travail en dehors du foyer. Les grands changements qui ont contribué à changer le destin des femmes sont présents, qu’il s’agisse du droit de vote, de la contraception, mais aussi de l’arrivée des « baby-boomeuses » arrivant en masse dans le système éducatif. Professeure d’économie à l’université Paris Nanterre, Dominique Meurs a visité l’exposition et nous livre son regard d’experte du fonctionnement du marché du travail, et des discriminations et des inégalités qui y règnent.
Outre l’intérêt de découvrir une photographe que je ne connaissais pas avant d’être invitée à visiter cette exposition, le lieu même mérite qu’on pousse la porte d’entrée. Cette ancienne succursale de la Banque de France présente une architecture tout à fait étonnante, qui fait qu’on repère le bâtiment quand on passe devant. L’intérieur ne déçoit pas non plus, dans le style moyen-âge reconstitué, un décor de film de cape et d’épée !
Janine Niépce gagne incontestablement à être exposée dans ce lieu singulier. Comme l’indique son nom, elle est une lointaine descendante de l’inventeur de la photographie, mais son prénom devrait s’imposer chez les amateurs d’art photographique par la beauté de ses photos.
Des femmes scientifiques
Le propos sur la place des femmes au travail est passionnant. Commençons par le premier portrait d’une jeune polytechnicienne qui résume bien des questions et illustre les demi-succès obtenus depuis. Que des jeunes femmes aient pu enfin être admises à Polytechnique en 1972 était un progrès attendu, mais malheureusement la proportion de femmes dans les études scientifiques reste basse, voire décroît, alors qu’il est crucial pour la société d’avoir plus de scientifiques et d’innovations. C’est d’autant plus grave qu’on observe un « backlash » contre les femmes très inquiétant dans ces milieux. Alors que l’ancienne première ministre, elle-même polytechnicienne, Élisabeth Borne témoignait ne pas y avoir connu le sexisme de son temps, il n’est pas certain qu’il en soit de même aujourd’hui. Les phénomènes de harcèlement existent dans les classes prépa et les écoles d’ingénieurs, amplifiés par les réseaux sociaux et menés par des groupes d’hommes qui se sentent probablement menacés par la place prise par les femmes.
Ces photos illustrent aussi un moment important de l’histoire des femmes : le baby-boom des années d’après-guerre. C’est un moment paradoxal pour les mères, car cela les a placées dans une forte dépendance économique car elles se retrouvaient en charge à la maison de leurs nombreux enfants. Certes, l’État soutenait les familles avec des allocations familiales ; celles-ci étaient payées en liquide, avec une visite à domicile des agents en charge, une forme discrète de contrôle social mais aussi une façon de vérifier que les mères percevaient directement ces sommes. Sur certaines photos prises dans le foyer apparaissent les premiers appareils électroménagers : c’est le début des robots qui vont diminuer le temps pris par les tâches domestiques et permettre de fait la conciliation travail et charges domestiques sans trop remettre en question le partage des tâches dans le ménage.
La révolution de la contraception
L’arrivée de la pilule contraceptive – évoquée par une photographie très simple – constitue une véritable révolution dans l’histoire des femmes. C’est la maîtrise du calendrier des naissances et cela ouvre des possibilités d’études, de travail, de carrière, comme l’a mis en évidence la prix Nobel d’économie Claudia Goldin. La contraception et la loi Neuwirth de 1967 vont changer en profondeur les relations entre les femmes et les hommes. C’est au moins aussi important que le droit de vote en termes de conquête des femmes de leurs vies et de leur avenir.
La qualité de l’exposition réside dans l’alternance de portraits, de scènes intimes, de groupes et ce sur une longue période. On y voit évoluer les attitudes, les coiffures, les vêtements. Le portrait de 1959 de la jeune fille à l’appareil photo ressort dans cette série. Elle a les cheveux courts, autour de son cou sa médaille de baptême, reflet de la forte influence catholique qui persiste à l’époque, et avec son appareil photo elle jauge le monde. C’est une jeune fille, probablement étudiante ; à l’époque, la proportion de jeunes qui suivent des études supérieures n’excède pas 20 %. Elle illustre ici une minorité, mais une minorité conquérante, qui ouvre un chemin et des espérances.
Derrière les grandes figures, des compagnons ou des maris
À côté de ces femmes anonymes, Janine Niépce a aussi photographié des femmes connues. Le choix retenu pour l’exposition est très judicieux. Parmi les cinq portraits proposés, l’écrivaine Colette symbolise la femme indépendante et libre, après des débuts où elle a été sous la domination de son mari Willly qui s’était purement et simplement approprié son œuvre littéraire. C’est d’ailleurs quelque chose de frappant : le destin de toutes les femmes fortes représentées ici a été modelé en partie par des hommes. Sur Simone de Beauvoir plane toujours l’ombre de Sartre. Même la trajectoire d’une femme admirable comme Simone Veil a été influencée par son mari. Elle a dû négocier avec lui pour passer le concours de la magistrature, alors qu’elle voulait initialement être avocate, celui-ci s’y opposait car il estimait que cela pouvait nuire à sa propre position professionnelle.
Au fil du temps, l’exposition montre des femmes au travail. Les métiers restent genrés dans les photographies proposées : on retrouve des femmes institutrices, infirmières, commerçantes, mais aussi des ouvrières. Travailler ne signifie pas être à égalité avec les hommes, loin de là. Même dans des métiers très similaires, des ségrégations professionnelles apparaissent où on les attend le moins. Par exemple, dans les usines de fabrication de pneus, les femmes ouvrières vont plus souvent être dans la partie fibre textile de l’habillage du pneu, les hommes ouvriers dans celle du caoutchouc, alors que les gestes sont équivalents en difficultés physiques. Autre exemple de ségrégation liée cette fois-ci aux rôles sociaux, une de mes études sur les femmes conductrices de car de tourisme montrait que si les femmes restaient à l’avant-dernier grade de la hiérarchie, c’était parce que pour accéder au rang le plus élevé, il fallait s’engager à l’avance à accepter les déplacements proposés. Cette contrainte évinçait les candidatures féminines, car leurs obligations familiales passaient avant et une légère incertitude sur leur planning n’était pas gérable pour elles. C’est dire que le plafond de verre est parfois dans des détails qui ne sont pas toujours visibles immédiatement.
Pour intéressante qu’elle soit, cette exposition souffre d’une absence troublante : on ne voit pas de femmes immigrées, alors que la période couverte est celle des luttes pour la décolonisation, auxquelles de nombreuses femmes ont participé notamment dans les années 70. Les luttes féministes et anticoloniales étaient liées. Avec nos yeux des années 2020, cette absence est criante, sans enlever pour autant d’intérêt à cette exposition remarquable. https://www.youtube.com/embed/Fk7tQj7zBJk?wmode=transparent&start=0 The Conversation France.
Dominique Meurs, Professeure d’économie, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
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