
Alice Clement, Flinders University
Tilly Edinger a créé une branche de la paléontologie en étudiant l’évolution du cerveau grâce à des moulages de fossiles. Son statut de scientifique reconnue a contribué à assurer son exil d’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale.
Les sources de la paléontologie moderne remontent au XIXe siècle, mais des branches complètement nouvelles de la discipline émergent de temps en temps. En 1921, c’est la naissance de la « paléoneurologie », qui étudie les cerveaux fossiles.
Voici l’histoire de Tilly Edinger, sans qui ce domaine de recherche ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui.
Comme le nom le suggère, la paléoneurologie combine l’étude de fossiles et celle de l’évolution du système nerveux : elle permet de comprendre comment les cerveaux des animaux ont évolué depuis la nuit des temps pour donner l’incroyable diversité que l’on connaît aujourd’hui.
Étudier des cerveaux fossiles est une gageure puisqu’à la mort d’un être vivant, toutes les parties molles se décomposent rapidement, y compris le cerveau. Seul le squelette est suffisamment robuste pour fossiliser avec le temps.
Les paléontologues contournent le problème en créant des moulages de l’intérieur de la boîte crânienne, appelés des « endocastes ».
La taille et la forme d’endocastes d’animaux nous renseignent sur leur comportement et leurs interactions avec leur environnement et les autres êtres vivants. Par exemple, les requins ont un bon odorat, alors que les truites sont plutôt considérées comme des prédateurs visuels. Il n’est alors pas surprenant que les cerveaux des requins et des truites se différencient notamment par la taille des régions cérébrales associées à l’odorat et à la vision.

De la même façon, en étudiant les endocastes d’espèces aujourd’hui éteintes, on peut identifier quand des innovations majeures de l’évolution sont apparues, ce qui nous aide à comprendre l’origine de certains comportements, comme la capacité de voler ou la transition depuis les espèces marines vers des espèces terrestres.
Tilly Edinger : un siècle de « cerveaux fossiles »
Tilly Edinger (1897–1967) est une paléontologiste spécialisée dans les vertébrés originaire de Francfort, en Allemagne. Elle a fondé la paléoneurologie en 1921 en combinant deux expertises uniques : la géologie et la neurologie.
Elle fut la première personne à raisonner sur des temps géologiques en ce qui concerne l’évolution du cerveau ; et à considérer comme autre chose que des curiosités les endocastes obtenus sur des fossiles datant de toute l’histoire de l’évolution.
Mais ce qui est peut-être encore plus remarquable est qu’Edinger développa ce domaine de recherche alors que le régime nazi devenait de plus en plus restrictif en Allemagne, qu’elle fut finalement forcée à fuir.
Pendant ses travaux de doctorat à Francfort, son directeur de thèse Fritz Drevermann lui suggéra d’étudier l’os du palais d’un reptile marin éteint, le Nothosaurus.
Ce faisant, elle remarqua que le spécimen contenait un endocast naturel, créé par les sédiments qui s’étaient accumulés dans la boîte crânienne. Dans son tout premier article scientifique, Edinger compara cet endocaste naturel à l’encodaste d’une espèce d’alligator encore vivant.
« Les vertébrés fossiles me sauveront »
En dépit de sa classe sociale et de son genre, à une époque où il était inhabituel que les femmes aisées étudient ou travaillent, Edinger devint une scientifique réputée.
Dans les années 30, les restrictions imposées par le régime nazi alors qu’Edinger travaillait au Senckenberg Muséum (le musée d’histoire naturelle de Francfort) finirent par la forcer à l’exil.
Elle réussit à s’échapper en 1939, grâce à sa réputation scientifique déjà bien établie et à des lettres de recommandation de chercheurs éminents — et influents — comme celle du paléontologue américain Alfred S. Romer.
Avant sa fuite, elle semblait avoir conscience que son statut de chercheuse reconnue serait une clef de sa survie. Elle écrivit à un collègue « werden mich also die fossilen Wirbeltiere retten », ce que l’on peut traduire par « d’une manière ou d’une autre, les vertébrés fossiles me sauveront ».
Edinger s’est réfugiée temporairement à Londres, puis elle a été embauchée au Musée de zoologie comparative de Harvard, aux États-Unis, où elle a travaillé jusqu’à sa mort.
Tilly Edinger est profondément respectée à travers le monde — elle a reçu trois doctorats honoris causa. Elle fut également la première femme élue présidente de la plus prestigieuse association de paléontologie, la Society of Vertebrate Palaeontology (Société de paléontologie des vertébrés).
Ses travaux se sont étendus aux amphibiens, aux chevaux, aux ptérosaures et aux baleines — entre autres. Son grand œuvre, intitulé « Paleoneurology 1804-1966 » reste à ce jour une ressource pour les scientifiques en paléoneurologie aujourd’hui.
Une surdité évolutive contribua au décès prématuré de Tilly Edinger, percutée par un camion en 1967 à l’âge de 69 ans.
La paléoneurologie de nos jours
Comme on l’a vu, les scientifiques utilisent traditionnellement des moulages de l’endocaste. Pour les obtenir, il faut meuler les fossiles pour accéder à la cavité interne de la boîte crânienne, ce qui en fait une méthode destructive.
Mais les avancées en imagerie ont récemment renouvelé le domaine. Les chercheurs et chercheuses utilisent aujourd’hui des techniques de tomographie par rayons X, appelées communément CT-scans, pour créer des endocastes numériques sans abîmer les spécimens fossiles. Ceux-ci permettent des analyses extrêmement détaillées qui permettent aux nouvelles générations de transmettre l’héritage de Tille Edinger (ndlt : une étude récente remet en question la fiabilité des endocastes pour étudier précisément les structures du cerveau). https://www.youtube.com/embed/fOP8SVxKOIE?wmode=transparent&start=0 Dans le cerveau du Ligulalepis, un fossile de poisson ancien.
Alice Clement, Research Associate in the College of Science and Engineering, Flinders University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.