Renaud Vignes, Aix-Marseille Université (AMU) et Philippe Mossé, IMéRA
En 40 ans, la désindustrialisation a profondément transformé l’identité économique de la France, la faisant passer de pays de producteurs à pays de consommateurs. Au-delà de ses conséquences économiques, notamment sur la balance commerciale, ses effets sociaux et environnementaux préoccupent aujourd’hui.
Dans les territoires les plus affectés, le phénomène a installé dans la durée des situations de précarité sociale et économique. L’impact fut tout aussi sévère pour notre planète. Aujourd’hui, nous consommons des produits fabriqués dans des conditions environnementales plus que critiquables et qui parcourent des milliers de kilomètres avant d’atterrir dans nos hypermarchés. Plus de la moitié de notre empreinte carbone est dorénavant importée. C’est ce processus d’accélération qui est confronté de manière brutale aux limites environnementales et le technosolutionnisme, cher à des personnalités comme Elon Musk, semble une réponse bien illusoire.Un exemple frappant en est la grande promesse du moment qu’est l’IA, dont le bilan environnemental semble finalement bien lourd.
Relever le défi de la réindustrialisation, c’est être conscient qu’il s’agira moins de compenser les « perdants » que d’imaginer un nouveau projet industriel conciliant les enjeux économiques, sociaux et environnementaux. Et si l’on se représentait autrement les processus productifs, de manière « bioéconomique » ?
Maximiser davantage que le profit
Aux fondements de cette représentation se trouvent les travaux de l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen qui interrogent les référents que la science économique devrait adopter pour tenir compte des contraintes de son environnement physique. Exploitant les enseignements de la thermodynamique, il va montrer que les processus économiques évoluent dans un cadre de plus en plus désorganisé (« entropique »), au sein duquel les ressources dont nous disposons se dégradent irréversiblement. Il s’appuie par ailleurs sur les principes de la biologie évolutionniste pour éclairer les liens entre économie et biosphère et montrer la responsabilité de la révolution technicienne dans l’extinction des ressources les plus efficaces.
Ainsi, les systèmes économiques et sociaux sont-ils, dans ce schéma de pensée, encastrés dans leur socle écologique : si ce dernier s’affaiblit alors tout se fragilise. C’est cette intégration des contraintes de la biodiversité dans le calcul économique qui forme le cœur de ce changement de paradigme. De ces travaux, nous voyons émerger quatre grands principes qui pourraient former une méthode pour le renouveau industriel de notre pays. Méthode que certains appellent la « permaindustrie ».
- Dans ce cadre méthodologique, l’entrepreneur va rechercher la combinaison productive lui permettant d’optimiser, non pas son profit comme dans l’approche néoclassique, mais son bénéfice « systémique » en visant simultanément la performance environnementale, économique et sociale. L’idée reste de doter son entreprise d’un avantage compétitif en harmonisant ces trois dimensions qui caractérisent cette nouvelle forme industrielle d’optimisation.
- Pour limiter les pertes de ressources, le producteur est alors incité à favoriser l’allongement des durées d’usage par des activités facilitées de maintenance, de remanufacture ou encore de recyclage. En cela, cette méthode s’appuie sur les enseignements de l’économie circulaire.

- Reprenant le concept de compétences adaptatives, la permaindustrie s’inscrit dans une approche méso-économique, une approche qui privilégie l’étude des interrelations des réseaux d’acteurs, comme niveau où la dynamique industrielle prend forme et se développe. Elle va donc placer l’émergence d’écosystèmes coopératifs au cœur des politiques de renaissance industrielle. À l’inverse du concept de chaînes de valeurs dans lesquelles la plupart des acteurs sont considérés comme de simples centres de coûts, dans un tel écosystème, c’est de manière collective que se mettent en place les nouveaux référentiels d’innovation garant de la performance collective.
- « Faire avec moins » paraît constituer la perspective de ce modèle. C’est pourquoi elle considère comme une piste très prometteuse la mise à l’échelle des principes du low-tech industriel.
Déjà au cœur de projets novateurs
La croissance moderne s’est appuyée sur un modèle radical, celui de l’économie du jetable. La production de déchets a explosé et pourrait atteindre 3,8 milliards de tonnes d’ici à 2050 au niveau mondial. Aujourd’hui, des solutions de substitution existent. Des entrepreneurs se sont emparés du sujet et ont décidé de s’attaquer à cette conséquence majeure de notre modèle économique. L’objectif du zéro déchet peut alors devenir autre chose qu’une utopie. Deux projets illustrent en la matière le potentiel transformatif de la permaindustrie.
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« Permaindustrie France 2030 », porté par les tissages de Charlieu, fabricant roannais de tissus, prend pour point de départ la transformation industrielle des produits textiles en fin de vie en matière secondaire. Toutes les opérations se réalisent au sein d’un écosystème coopératif qui regroupe 23 partenaires. Tous sont convaincus que le renouveau du textile industriel français passera par sa capacité à démontrer qu’il est possible de viser un impact global de haut niveau et un rapport qualité/prix concurrentiel.
Aujourd’hui, Permaindustrie France 2030, c’est 15 usines, toutes localisées en France, 20 000 tonnes de textiles recyclés, 430 000 tonnes de CO2 économisées par an et 2 000 emplois industriels. https://www.facebook.com/plugins/post.php?href=https%3A%2F%2Fwww.facebook.com%2FLesTissagesdeCharlieu%2Fposts%2Fpfbid02jEwf4pmb9SomjPXL9P8naCyBJwqEN6HSPTi53wi3SxsuMoh3SDzkNq3SAofaUonQl&show_text=true&width=500
Second exemple, dans le secteur du textile à destination des blocs opératoires, ce sont essentiellement les solutions jetables qui sont utilisées faute d’alternatives. Fabriquées dans des pays low-cost nous en subissions les déchets sans profiter de la valeur ajoutée industrielle ni des emplois. Le projet « Textile Green Bloc » porté par l’entreprise Protectus a consisté à créer le premier écosystème coopératif national capable de concevoir, fabriquer, gérer et recycler des équipements de protection individuels pour blocs opératoires. À terme, cet écosystème doit englober toutes les étapes du cycle de vie des textiles : la R&D, la conception, la production, la blanchisserie, la stérilisation et le recyclage industriels. Ce modèle réduit non seulement les déchets, mais favorise aussi une réindustrialisation durable car tout sera Made in France.
Capables de faire face à la concurrence des pays low cost
De nombreux autres secteurs sont aussi concernés par cette approche.
En réponse aux 279 000 tonnes de déchets correspondant aux 36 millions de bouteilles plastiques achetées chaque jour en France, l’adoption de la gourde fut remarquable à la fois par sa rapidité et par la diversité des utilisateurs. Certains entrepreneurs ont décidé de faire le pari du Made in France à l’image des entreprises Gobi, Zeste, Neolid et d’autres.
Les co-produits végétaux représentent environ 12 millions de tonnes. Cet immense réservoir de ressources reste encore trop peu exploité. Dans ce contexte, nombre de projets émergent qui ambitionnent de créer de nouvelles solutions pour approvisionner les marchés agroalimentaires, cosmétiques et bien-être en ingrédients Made in France issus des coproduits. Là encore, la réussite de ces projets, permettrait de transformer des millions de tonnes de déchets en matière secondaire, de créer des milliers d’emplois industriels et de réduire les importations de matières premières.
Dans ces derniers exemples, les conditions de marché et les solutions techniques existent dans l’Hexagone. Cependant, pour réellement exploiter ces marchés nouveaux, les entrepreneurs devront surmonter un handicap important : un rapport qualité/prix insuffisant par rapport à la concurrence des pays low-cost. Dépasser cette faiblesse leur imposera d’engager une réflexion stratégique allant bien au-delà de leur propre entreprise. Pour augmenter la qualité, la clé se trouve dans la circulation des idées et pour baisser les prix elle se situe dans l’augmentation des volumes de production. Dans les deux cas, c’est en coopérant que ces acteurs trouveront les solutions.
Les expériences en cours montrent déjà leur efficacité. Pour que ce mouvement devienne massif, l’institutionnaliser est indispensable. Celle-ci doit s’entendre comme prenant corps à travers des incitations délocalisées et qui orientent les formations à tous les niveaux du système éducatif (y compris la formation des entrepreneurs). C’est à ces deux conditions minimales que cette nouvelle économie pourra mettre en synergie la performance économique, le progrès social et le respect des limites planétaires.
Renaud Vignes, Maître de Conférences associé à la retraite, Aix-Marseille Université (AMU) et Philippe Mossé, Economiste, IMéRA
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.